Placebo : l'interview
Créé le
30 mai 2009- par JD Beauvallet
Chez Placebo, l'heure de la remise en question a enfin sonné : loin du routinier et patraque Meds, on redécouvre un groupe cinglant et ambitieux, porté à bout de bras par un Brian Molko qui a fait le grand ménage dans sa vie. Quitte à trouver des cadavres dans les placards.
Placebo revient de loin. D'un trou noir, sans fond, pas glop, où l'avait poussé la routine des excès et abus à l'époque de son dernier album, Meds. Un album plus comateux que médicamenteux avec lequel le groupe – et une partie de son public – frôla l'overdose : incapable de se renouveler, amoché par son hygiène de vie, des tournées sans répit et des relations internes calamiteuses, Placebo avait alors failli jeter l'éponge. Mais Brian Molko tenait trop à ce groupe qu'il avait fondé comme sortie de secours à une vie morne pour le laisser filer. Depuis, dans son coin, le trio s'est reconstruit, à redécouvert la joie simple de jouer, la vie sans drogues ni alcool, une carrière sans major-company pour le presser. Nouveau label, indépendant cette fois, nouveau batteur, nouvel allant, nouvelle fringale : c'est un Brian Molko passablement remonté et soulagé d'être sorti indemne de ces sombres années qui nous reçoit chez lui à Londres. Sur le nouvel album, l'ambitieux et serein Battle For The Sun, on l'entend chanter “J'ai besoin de changer de peau”. La bonne occasion pour lui proposer de se mettre à nu pour une interview sans la moindre langue de bois.
Le nouvel album commence par ces paroles : “J'ai besoin de changer de peau”.
Brian Molko - Il y a vraiment un sentiment de renaissance. Après Meds, nous étions arrivés en fin de contrat avec notre major, ça nous a forcés à nous poser la question : quel futur imaginons-nous pour Placebo ? C'était l'heure du grand nettoyage, nous n'étions plus heureux dans ce groupe. Si nous n'avions pas pris le taureau par les cornes, nous aurions maintenu le groupe en survie pendant quelques années, avant un inéluctable déclin. Je n'ai pas tout sacrifié pendant quinze ans pour laisser le groupe mourir à petit feu. Quand un angle s'affaisse dans un triangle, ça met en péril tout l'équilibre. Là, nous nous éloignions les uns des autres, la créativité s'en ressentait. Au lieu de faire front, comme à nos débuts, Stefan (Oldsdal, bassiste) et moi nous nous sommes recroquevillés chacun dans notre coin, par instinct de survie. Placebo, au lieu d'être un band, est alors devenu une brand, une simple marque : j'étais dans le compromis, sans la moindre sincérité, j'avais l'impression d'aller au travail, avec des collègues de moins en moins proches de moi. C'était un simulacre de démocratie.
A quel moment as-tu senti ce déclin de Placebo ?
Pendant l'enregistrement de Meds… Nous sommes sortis du studio sans fierté, désunis, lessivés. Mais il y avait un tournée à assurer, alors nous sommes partis au front, comme si de rien n'était. J'espérais que ça allait cicatriser les plaies : ça les a amochées. Pendant deux ans, sur le route, je me suis vraiment senti seul. Je n'avais pas d'autre choix que continuer – je ne sais rien faire d'autre, c'est mon destin, ma seule valeur… Avec Stefan, nous avons alors décidé de récupérer notre groupe, son esprit, l'innocence qu'il avait lorsque nous composions, en 94, dans une cité HLM… Nous ne pouvions plus continuer dans ce cynisme. Même sur scène, on faisait semblant, ce n'était plus “nous contre le reste du monde”.
Concrètement, le problème venait de votre batteur, Steven Hewitt. L'as-tu réglé en personne ?
A la fin de la tournée, on n'arrivait même plus à se regarder dans les yeux… Il était… imprévisible, j'avais peur de sa réaction, émotionnellement et même physiquement. Je l'ai donc prévenu par email, puis notre manageuse lui a annoncé officiellement qu'il ne faisait plus partie du groupe. C'était il y deux ans, nous ne nous sommes jamais reparlé. Depuis, nous avons recruté un autre Steven (Forrest) à la batterie, sa jeunesse, sa fringale, son optimisme de jeune californien ont été cruciaux pour nous. Il a tatoué “open minded” sur ses phalanges, et ce n'est pas pour rire. Nous avions besoin de lui pour nous sortir de nos crises de trentenaires, pour refaire de nous des mioches.
Avez-vous changé jusqu'à vos habitudes d'enregistrement ?
Pendant l'enregistrement du nouvel album, nous nous sommes forcés à rester le plus loin possible du rock, nous n'écoutions que du classique, ou alors les Fleet Foxes et Sígur Ros. C'était important de vivre dans le vide complet, de sortir de nos habitudes, des tentations – c'est pour ça que nous avons quitté Londres pour le Canada. C'était en réaction à Meds, à son côté monochrome, claustrophobe, sans espoir – et aussi à son contexte de débauche. Je rêvais d'un album plus positif, plus coloré, en technicolor plutôt qu'en noir & blanc gros grain… Nous avons ressenti un vrai soulagement en finissant Battle Of The Sun, nous nous sommes surpris nous-mêmes, en nous débarrassant de nos inhibitions… Nous avions besoin de nous défier. Nous revenons de loin.
Etiez-vous tombés dans une routine avant Battle For The Sun ?
Depuis nos débuts, il y a quinze ans, il n'y a jamais vraiment eu de répit, une routine s'était installée : écriture, puis enregistrement d'album, puis deux ans de tournée, puis six mois de désœuvrement… Là, le fossé a été encore plus long, car nous n'avions plus envie de confier notre musique à une major-company, nous voulions tout financer et faire nous-mêmes. Du coup, l'enregistrement à Toronto de Battle For The Sun a été un vrai bonheur, sans directeur marketing dans le dos à se demander si nous avions un single en chantier… Même notre manageuse ignorait ce que nous faisions. Elle recevait des factures – enregistrement de cuivres ou de cordes – et s'inquiétait de ce qui se tramait…
Es-tu impatient de retrouver la scène ?
J'ai besoin du retour du public, de sa reconnaissance. Là, je suis dans le doute, le vague, ça me tue. J'ai besoin d'être sur scène, financièrement, bien sûr, mais surtout psychologiquement. Cet exhibitionnisme m'est aussi nécessaire que boire et manger. Sans la scène, je ne pourrais pas être heureux, accompli.
Tu sembles incapable d'arrêter : quand Placebo te laisse une seconde, tu enregistres ailleurs, avec d'autres. Est-ce une fuite en avant, un moyen de ne jamais gamberger ?
Il faut que je sois constamment occupé. La solitude ne me réussit pas, je peux facilement sombrer dans une totale isolation. Gamin, j'étais déjà comme ça, sur la touche, à part, aliéné des autres, de ma famille même. Je m'enfermais dans ma chambre, au Luxembourg, avec mes disques et ma guitare. C'est très facile pour moi de rechuter. Je dois lutter contre ça : avoir trop de temps pour réfléchir peut être très nocif pour moi.
Peux-tu te réadapter à la vie de tous les jours après une tournée ?
J'évite de rentrer directement à la maison, je continue de voyager un peu, je rentre par paliers de décompression. Pendant deux mois, tout ce que je fais est dormir. Toutes les maladies que j'ai réussi à repousser pendant deux ans de tournée me tombent alors dessus. J'émerge d'une bulle, je me sens fragile, absent, réticent à tout… Je ne suis là pour personne, je m'éteints. En tournée, chaque décision est prise par quelqu'un d'autre, je deviens totalement assisté et ça m'épuise de dépendre à ce point des autres, j'aimerais souvent me faire à manger, faire ma lessive… Quand je reviens à la maison, je retrouve quelques compétences, une autonomie. Faire la vaisselle et nettoyer devient une nécessité.
Ca fait quinze ans que tu joues dans Placebo. Ça a été à la hauteur de tes rêves ?
Depuis que j'ai 14/15 ans, toutes les décisions que j'ai prises dans ma vie allaient dans ce sens : trouver ma voie, par le théâtre, le cinéma puis la musique, pour refuser le monde du travail. Aveuglément, j'ai cru à ma bonne étoile. Je me revois, gamin, assis sur les toilettes, répondant à des interviews imaginaires… Dans ma tête, il n'était jamais question de “si j'ai du succès un jour” mais de “quand aurai-je du succès ?”… J'ai brûlé tous les ponts derrière moi pour ce rêve. Vivre dans mes rêves, c'était une forme de protection. Je me sentais totalement divorcé de la vie en société, je savais que je ne pourrais pas y trouver ma place.
Pour être chanteur de Placebo, as-tu dû t'inventer un personnage, te forcer ?
Il le fallait, ça a été ma réponse au succès. J'ai inventé un personnage très sûr de lui, bravache, braillard – qui était une exagération outrancière de moi-même. Une bête de foire et de fête… C'est une façon de plus rien ressentir, de tromper mon manque de confiance, la haine de moi… Et aussi de fausser compagnie à une dépression clinique qui me suit depuis l'adolescence. Car si je pouvais m'exprimer à travers les chansons, j'étais incapable de le faire au quotidien… Mais il a fallu que je finisse par tuer ce personnage, que je l'affronte. Ça a eu lieu peu après l'enregistrement de Meds, qui fût une véritable orgie de drogues et d'abus – c'était notre façon de nous voiler la face, de refuser de voir que Placebo allait mal… Je dépendais totalement de la drogue et de l'alcool, je suis parti en clinique pour me soigner (silence)… Quatre jours après ma sortie de l'hôpital, je partais en tournée. Par solidarité, Stefan a lui aussi arrêté de boire, c'était la première fois que nous tournions à jeun, c'était terrifiant… Après tant de concerts bourré ou défoncé, je me rends compte à quel point j'ai manqué de respect envers le public. Aujourd'hui, tout ce que je ressens sur scène est vrai alors que jusqu'ici, toutes mes émotions étaient distordues par ce que j'ingurgitais… Ça ne faisait qu'accentuer mon malaise : j'étais sur scène, face à des dizaines de personnes portant mon visage sur leur t-shirt, qui me hurlaient “I love you” alors que moi, je me détestais. J'avais envie de leur hurler : “tu ne m'aimerais pas si tu me connaissais”… Quoiqu'en dise la mythologie, on chante mieux, on joue mieux quand on est à jeun… Pendant l'enregistrement du nouvel album, en studio, j'étais à la fois présent physiquement et mentalement (rires)…
Tu as grandi en Belgique, au Luxembourg, en Angleterre, avec un père américain d'origine italo-française et une mère écossaise – as-tu manqué de racines ?
Dès la maison, j'étais tiraillé : ma mère était très religieuse, mon père était un homme d'affaires et l'un et l'autre, pour des raisons différentes, n'étaient pas d'accord avec mes envies de carrière artistique… Dès l'enfance, j'ai donc dû tailler à la machette ma propre voie, je savais qu'il n'y avait rien attendre des autres, que je leur prouverais un jour qu'ils avaient tort, que j'avais quelque chose à moi… Ça m'a donné la force et la détermination de devenir moi-même. Ce côté déraciné a sans doute contribué au fait que je ne me sente chez moi nulle part. Ça a surtout encouragé ma solitude. J'aurais adoré appartenir à une culture, une famille, une clique, mais ça m'était fermé. C'est pour ça que j'ai formé Placebo : comme une famille de substitution. Ce n'est pas seulement un groupe, c'est ma raison d'être.
Une fois encore, le thème des médicaments revient sur cet album. Peux-tu vivre sans ?
Ce n'est pas de l'hypocondrie, je dois juste prendre pas mal de médicaments pour soigner ma dépression. Pendant longtemps, à l'adolescence, j'ai vécu avec ce mal qui n'avait pas de nom. C'est à 25 ans qu'un docteur a enfin diagnostiqué ma dépression. Ça a été un soulagement de savoir que j'étais malade, que ce n'était pas un truc que je m'infligeais, que je n'avais aucun contrôle sur mes émotions, sur ma tristesse permanente. Le seul côté positif, c'est que j'ai cherché à vaincre le mal par la créativité, espérant y trouver une forme de thérapie. On n'imagine pas à quel point c'est un soulagement de finalement savoir qu'on est malade, et pas fou.
Album Battle For The Sun (Pias)
Concert Arras (4/07)
Tournée La Musicale Canal +, avec Ghinzu et Jim Jones Review – Paris (L’Olympia, 8/6)