From le site du Point
L'auteur de La Montagne est décédé ce samedi à l'âge de 79 ans. En 2003, le chanteur engagé sortait de sa retraite ardéchoise et renouait avec les coups de gueule sur l'état du monde, la vie politique... mais surtout la poésie et la chanson.
Une de ses dernières ITVJean Ferrat, 72 ans, camarade chic et discret replié à Antraigues (Ardèche) depuis quarante ans, est à Paris pour la semaine. Chevelure de neige, moustache inamovible, veste en laine beige, le chanteur, qui n'avait pas donné de ses nouvelles depuis octobre 1994 (Ferrat 95: 16 nouveaux poèmes d'Aragon), accompagne la sortie de Ferrat en scène (Temey/Sony), un CD live suivi d'un DVD enregistrés au Pavillon Baltard, à Nogent-sur-Marne, en 1991. Demain, il retrouvera le village qui lui a inspiré La Montagne, le torrent à truites, les rosiers à tailler et les parties de poker avec son ami Jean-Louis Trintignant. Ferrat parle, c'est rare, et tout un pan de la chanson poétique et engagée défile, des années Rive gauche à Ma môme, Potemkine, La femme est l'avenir de l'homme et aux poèmes d'Aragon.
Pourquoi ce silence de huit ans?
Mais je n'ai pas arrêté! Participation à des débats autour d'Aragon, rencontres avec des artistes, rédaction d'articles, réponses à des lycéens qui m'interrogent sur Nuit et brouillard, cette chanson dédiée à mon père mort en déportation (NDLR: le vrai nom de Ferrat est Tenenbaum). Lorsque je discute avec ces jeunes, j'ai l'impression de faire comme Lucie Aubrac, qui témoigne sans cesse de son passé. Elle est formidable. Je l'ai vue sur la place d'Antraigues expliquer qu'il fallait être en résistance, particulièrement à notre époque, dans tout ce qui porte atteinte à la dignité des hommes.
En janvier 2002, vous aviez poussé un sacré coup de gueule à la Une du Monde: «Qui veut tuer la chanson française?»
Oui, je suis un peu le José Bové de la variété. A l'heure actuelle, soit l'on accepte d'être bouffé par les multinationales, soit l'on entre dans la lutte. Chanteur est un métier difficile et très individualiste. Certains s'en sortent, mais la plupart ont une vie matérielle précaire... On revient aux conditions de travail du XIXe siècle, quand le chapeau passait dans la salle. Autoriser ces pratiques est indigne de notre profession. Etant donné que les artistes n'ont pas pu édifier des règles de bonne conduite, c'est aux autorités gouvernementales d'intervenir pour faire respecter la liberté de diffusion et de création de la chanson.
Que pensez-vous des élèves de la Star Academy et autres Popstars?
Aussi talentueux soient-ils, tous ces chanteurs fabriqués par la télé et lancés comme des vedettes confirmées n'ont ni le répertoire ni les épaules, et c'est normal puisqu'ils démarrent. Nous aussi, à nos débuts, si l'on avait été placés dans leur situation, on aurait emmerdé tout le monde avec un tour de chant bancal. Moi, par exemple, j'ai commencé en lever de rideau d'Aznavour, avec ma guitare et seulement quatre chansons.
Et le soutien d'Aragon. Que serais-je sans toi?Aimer à perdre la raison... Grâce à vous, la poésie est soudain descendue dans la rue.
J'aurai au moins réussi à faire qu'un poème devienne une chanson populaire. C'est une très belle aventure, magnifique, inespérée qui m'est arrivée. Car la poésie fait peur: certains pensent qu'elle n'est pas à mettre entre toutes les mains. Je suis sûr du contraire. Les mots sont importants et dangereux, c'est vrai. Excessivement dangereux, même. Pires qu'un fusil braqué.
A quoi sert une chanson?
Parfois, à allumer une lueur d'espérance. Il y a quelques années, j'ai regardé, abasourdi, un reportage filmé en cachette dans Kaboul occupé par les taliban. Un frère et une soeur empêchés d'étudier, d'écouter de la musique, se sont mis à chanter Robert le diable, que j'avais composé sur un poème d'Aragon. C'est un hommage à Robert Desnos, déporté dans un camp de concentration. Là, tout à coup, je me suis dit: «Je n'ai peut-être pas été inutile.» Bien que je ne fasse plus de scène depuis 1972, que je n'aie pas d'activité médiatique, il y a peut-être une vie autour de mes chansons.
Comment adapte-t-on Aragon?
En prenant des libertés. Il me laissait faire. Parfois, j'isolais un certain nombre de vers pour en faire un refrain ou je privilégiais un quatrain qui synthétisait le sens du poème. J'ai pu intervertir des phrases, les orienter dans un certain sens. Aragon répliquait: «C'est bien moi qui ai écrit ça?» Il ne supportait pas que la musique ajoute des pieds à ses vers. Mais c'était un moyen de varier la mélodie des octosyllabes, de rompre un peu la monotonie des vers réguliers.
Pourquoi n'écrivez-vous plus de chansons?
J'en écris... Mais souvent la phrase reste en suspens. Plus le temps passe, plus je suis impressionné par les grands poètes. Le rapport entre la poésie et la chanson, c'est la concision, l'exigence, l'image et éventuellement la rime. Evidemment, c'est très difficile, c'est aussi la beauté de la chose. Et puis, je suis un homme du XXe siècle qui, rendez-vous compte, a vécu depuis 1930 des tragédies, des hécatombes, des génocides, des massacres colonialistes, des idéologies - nazisme, franquisme, bolchevisme - et vu les espérances du communisme imploser. Voilà, je suis fait de cela. Et, pour aborder le XXIe siècle, il me faut du temps. Et comme la situation du monde est aujourd'hui la même qu'à la fin du XXe siècle, et plus aggravée sans doute, je ne vois pas ce que j'ajouterais.
En 1969, vous vous attaquiez aux hommes politiques dans Ma France. Comment voyez-vous la France d'aujourd'hui?
Je suis inquiet. Des peurs multiples règnent sur le pays. C'est un monde d'injustice, agressif, incontrôlable, imprévisible. Il faut aux Français des Pères Fouettard, des papas, des grands hommes, des idoles, des dieux pour se blottir à leur ombre. Ce n'est pas une bonne situation.
On vous a toujours envisagé comme...
... un communiste! Je ne discute même plus. Je n'ai jamais été au Parti, même si tout le monde le croit à cause de Potemkine. Alors? Alors? L'avenir du PCF? Il peut se relever ou disparaître. Tout est points d'interrogation.
Que reste-t-il de la chanson engagée?
Noir Désir, Zebda, qui essaient de déboulonner les interdits, les stéréotypes. Nous non plus, nous n'étions pas nombreux à chanter le poing levé. Léo Ferré. Moi. Sans être un foudre de guerre ou un grand militant, j'ai participé à des actions... La société a fait voler tout ça en éclats, mais je suis toujours en colère, c'est dans ma nature. J'ai droit à la retraite, bien sûr, mais ça m'emmerde.
L'auteur de La Montagne est décédé ce samedi à l'âge de 79 ans. En 2003, le chanteur engagé sortait de sa retraite ardéchoise et renouait avec les coups de gueule sur l'état du monde, la vie politique... mais surtout la poésie et la chanson.
Une de ses dernières ITVJean Ferrat, 72 ans, camarade chic et discret replié à Antraigues (Ardèche) depuis quarante ans, est à Paris pour la semaine. Chevelure de neige, moustache inamovible, veste en laine beige, le chanteur, qui n'avait pas donné de ses nouvelles depuis octobre 1994 (Ferrat 95: 16 nouveaux poèmes d'Aragon), accompagne la sortie de Ferrat en scène (Temey/Sony), un CD live suivi d'un DVD enregistrés au Pavillon Baltard, à Nogent-sur-Marne, en 1991. Demain, il retrouvera le village qui lui a inspiré La Montagne, le torrent à truites, les rosiers à tailler et les parties de poker avec son ami Jean-Louis Trintignant. Ferrat parle, c'est rare, et tout un pan de la chanson poétique et engagée défile, des années Rive gauche à Ma môme, Potemkine, La femme est l'avenir de l'homme et aux poèmes d'Aragon.
Pourquoi ce silence de huit ans?
Mais je n'ai pas arrêté! Participation à des débats autour d'Aragon, rencontres avec des artistes, rédaction d'articles, réponses à des lycéens qui m'interrogent sur Nuit et brouillard, cette chanson dédiée à mon père mort en déportation (NDLR: le vrai nom de Ferrat est Tenenbaum). Lorsque je discute avec ces jeunes, j'ai l'impression de faire comme Lucie Aubrac, qui témoigne sans cesse de son passé. Elle est formidable. Je l'ai vue sur la place d'Antraigues expliquer qu'il fallait être en résistance, particulièrement à notre époque, dans tout ce qui porte atteinte à la dignité des hommes.
En janvier 2002, vous aviez poussé un sacré coup de gueule à la Une du Monde: «Qui veut tuer la chanson française?»
Oui, je suis un peu le José Bové de la variété. A l'heure actuelle, soit l'on accepte d'être bouffé par les multinationales, soit l'on entre dans la lutte. Chanteur est un métier difficile et très individualiste. Certains s'en sortent, mais la plupart ont une vie matérielle précaire... On revient aux conditions de travail du XIXe siècle, quand le chapeau passait dans la salle. Autoriser ces pratiques est indigne de notre profession. Etant donné que les artistes n'ont pas pu édifier des règles de bonne conduite, c'est aux autorités gouvernementales d'intervenir pour faire respecter la liberté de diffusion et de création de la chanson.
Que pensez-vous des élèves de la Star Academy et autres Popstars?
Aussi talentueux soient-ils, tous ces chanteurs fabriqués par la télé et lancés comme des vedettes confirmées n'ont ni le répertoire ni les épaules, et c'est normal puisqu'ils démarrent. Nous aussi, à nos débuts, si l'on avait été placés dans leur situation, on aurait emmerdé tout le monde avec un tour de chant bancal. Moi, par exemple, j'ai commencé en lever de rideau d'Aznavour, avec ma guitare et seulement quatre chansons.
Et le soutien d'Aragon. Que serais-je sans toi?Aimer à perdre la raison... Grâce à vous, la poésie est soudain descendue dans la rue.
J'aurai au moins réussi à faire qu'un poème devienne une chanson populaire. C'est une très belle aventure, magnifique, inespérée qui m'est arrivée. Car la poésie fait peur: certains pensent qu'elle n'est pas à mettre entre toutes les mains. Je suis sûr du contraire. Les mots sont importants et dangereux, c'est vrai. Excessivement dangereux, même. Pires qu'un fusil braqué.
A quoi sert une chanson?
Parfois, à allumer une lueur d'espérance. Il y a quelques années, j'ai regardé, abasourdi, un reportage filmé en cachette dans Kaboul occupé par les taliban. Un frère et une soeur empêchés d'étudier, d'écouter de la musique, se sont mis à chanter Robert le diable, que j'avais composé sur un poème d'Aragon. C'est un hommage à Robert Desnos, déporté dans un camp de concentration. Là, tout à coup, je me suis dit: «Je n'ai peut-être pas été inutile.» Bien que je ne fasse plus de scène depuis 1972, que je n'aie pas d'activité médiatique, il y a peut-être une vie autour de mes chansons.
Comment adapte-t-on Aragon?
En prenant des libertés. Il me laissait faire. Parfois, j'isolais un certain nombre de vers pour en faire un refrain ou je privilégiais un quatrain qui synthétisait le sens du poème. J'ai pu intervertir des phrases, les orienter dans un certain sens. Aragon répliquait: «C'est bien moi qui ai écrit ça?» Il ne supportait pas que la musique ajoute des pieds à ses vers. Mais c'était un moyen de varier la mélodie des octosyllabes, de rompre un peu la monotonie des vers réguliers.
Pourquoi n'écrivez-vous plus de chansons?
J'en écris... Mais souvent la phrase reste en suspens. Plus le temps passe, plus je suis impressionné par les grands poètes. Le rapport entre la poésie et la chanson, c'est la concision, l'exigence, l'image et éventuellement la rime. Evidemment, c'est très difficile, c'est aussi la beauté de la chose. Et puis, je suis un homme du XXe siècle qui, rendez-vous compte, a vécu depuis 1930 des tragédies, des hécatombes, des génocides, des massacres colonialistes, des idéologies - nazisme, franquisme, bolchevisme - et vu les espérances du communisme imploser. Voilà, je suis fait de cela. Et, pour aborder le XXIe siècle, il me faut du temps. Et comme la situation du monde est aujourd'hui la même qu'à la fin du XXe siècle, et plus aggravée sans doute, je ne vois pas ce que j'ajouterais.
En 1969, vous vous attaquiez aux hommes politiques dans Ma France. Comment voyez-vous la France d'aujourd'hui?
Je suis inquiet. Des peurs multiples règnent sur le pays. C'est un monde d'injustice, agressif, incontrôlable, imprévisible. Il faut aux Français des Pères Fouettard, des papas, des grands hommes, des idoles, des dieux pour se blottir à leur ombre. Ce n'est pas une bonne situation.
On vous a toujours envisagé comme...
... un communiste! Je ne discute même plus. Je n'ai jamais été au Parti, même si tout le monde le croit à cause de Potemkine. Alors? Alors? L'avenir du PCF? Il peut se relever ou disparaître. Tout est points d'interrogation.
Que reste-t-il de la chanson engagée?
Noir Désir, Zebda, qui essaient de déboulonner les interdits, les stéréotypes. Nous non plus, nous n'étions pas nombreux à chanter le poing levé. Léo Ferré. Moi. Sans être un foudre de guerre ou un grand militant, j'ai participé à des actions... La société a fait voler tout ça en éclats, mais je suis toujours en colère, c'est dans ma nature. J'ai droit à la retraite, bien sûr, mais ça m'emmerde.