Critique : À ses risques et
périls, « Control » d'Anton Corbijn s’attaque à un mythe du "Rock’n
Roll Suicide" pour lui donner chair et âme : Ian Curtis, le chanteur du
groupe Joy Division devenu après sa mort New Order. Le film se
cristallise autour de la vie de cet homme et ce cristal transparent,
dur et glacé finit par se briser en son cœur comme les percussions de
verre explosées de synthé d’Atmosphère. « Don’t walk away… in silence…
». Adapté des mémoires de Deborah Curtis « Touching from a distance »,
le récit résiste contre les ors mensongers de la légende, fidèle à
cette clarté de la cold wave, ce son épuré et sidérant magnifié par ce
groupe. L’exercice n’a pas l’abstraction dépressive du « Last Days » de
Gus Van Sant sur Kurt Cobain, ni l’hallucination forcée d’Oliver Stone
sur « The Doors ». D’un noir et blanc d’encre, l’image fait corps avec
ce Manchester post-industriel, désaffecté de son rêve économique où
poussèrent avec vigueur et dans une énergie volatile les mauvaises
herbes les plus fascinantes du rock des années 80. Pour saisir ce
moment, on ne pouvait pas rêver mieux qu’Anton Corbijn, ce photographe
habitué des stars (U2 ou Depeche Mode), et grand réalisateur de
vidéo-clips pour entre autre New Order, Nirvana, Coldplay, Red Hot
Chili Peppers ou Johnny Cash …
En suivant le chemin de Ian Curtis sans l’embaumer, il aboutit à une
modernité rageuse, sans concession, rendant hommage à l’exceptionnel
parolier (allons jusqu’à "poète" sans peur) qu’il était (les chansons
sont sous-titrées). Clinique parfois, dépouillé surtout, ce film, à
l’instar de Buster Keaton, est beau comme une salle de bain, patiné par
cette mélancolie de porcelaine du quotidien. Ian Curtis est incarné par
Sam Riley (qui jouait Mark E Smith de The Fall dans « 24 Hour Party
People »), troublant de ressemblance, consumé par un feu intérieur et
poignardé par les compromis.
En souffrance, il vécut deux martyrs
simultanément : ses amours d’un côté, qui l’écartelent entre Annik et
Debbie, sa femme ; une passion qu’il chanta comme s’il devait en mourir
: « Love… Love will tear us apart. Again. » Et de l’autre côté,
l’épilepsie, le mal du Prince de l’"Idiot" de Dostoïevski qui lui
ressemblait tant, le transforme en esclave, assujetti aux crises et à
un traitement médical aliénant. Le « Contrôle » a disparu. Sur un
rythme de valse, la crise potentiellement mortelle succède à un calme
angoissé jusqu’à la prochaine crise. Et cette épée de Damoclès le
frappe parfois sur scène quand il est le plus à nu, le plus vulnérable.
Anton Corbijn capte ici la genèse d'une musique toute de tension
magnétique, d'ondes électriques et limpides, qui reste un modèle
aujourd’hui pour une nouvelle génération de musiciens. Ce portrait est
celui d’une personnalité hors du commun, de sa répulsion pour les
miroirs trompeurs de la gloire, tiraillé entre deux amours le
tiraillent jusqu’à le briser. Car, derrière cette déchirure brutale et
définitive se dissimule le dernier des romantiques, un des plus
désespérés sans doute. Le réalisateur résiste lui aussi à l’attraction
de la légende et dénude de sa flamboyance ce mythe pour mieux lui
rendre son essence, sa pureté.
Delphine Valloire ARTE