PORTRAIT - Suites princières
Cee-Lo Green et DangerMouse, duo surdoué du mystérieux groupe Gnarls Barkley.
Le roi Prince déçoit, mais ses dauphins raniment la ferveur soul. Avec la même diablerie.
Poussée de fièvre, cet hiver, sur le front de la musique noire américaine. Prince, mauvais génie de Minneapolis, qui se griffait la peau d’un spectaculaire « Esclave ! » pour mettre en scène sa brouille avec l’industrie du disque, accepte de signer un nouveau contrat. Et pas n’importe lequel. Il rejoint Motown, le saint des saints de la soul, le label qui lança Marvin Gaye, Stevie Wonder, Smokey Robinson, les Jacksons, Diana Ross... On en frémit d’avance. L’union de deux symboles adulés, la fusion d’époques électriques et bouleversantes, la promesse de nouveaux émois sur un lit de braises encore chaudes.
Tout ça ne dure que le temps d’y penser : l’album de Prince n’offre aucune raison de s’affoler. Deux, trois morceaux funk bien troussés, des chansons calibrées, une folie en berne… Motown, qui tente depuis des décennies de redevenir « LE son de l’Amérique noire », court toujours après sa réputation. Et le grand frisson qui parcourait la musique américaine quand Prince était un Roi-Soleil aux inspirations kaléidoscopiques, d’autres le font passer à sa place.
La coïncidence est troublante : à l’heure même où sort l’album sur Motown, c’est la chanson d’héritiers flamboyants qui se propage à la vitesse de l’éclair, un tube magnifique, simplement baptisé Crazy, précipité soul et pop, noir et blanc, à la manière du princier When doves cry. Trois minutes d’un autre temps, parcourues de sons futuristes et d’échos troublants du passé, une voix aux accents dramatiques qui se perche haut, du côté d’Al Green et de Marvin Gaye, des paroles qui touchent au cœur d’un trouble existentiel où tout se confond et devient contagieux, l’amour comme la folie, la peur de l’échec comme les rêves de grandeur. Crazy est une grande chanson qui se double d’un joli mystère. On sait qu’elle s’est propulsée, via Internet, au sommet des hit-parades en Angleterre, on ne sait pas d’où elle vient.
Le mystère, justement, c’est la grande affaire de Prince depuis une éternité, les masques et les identités troublées, les paroles ésotériques, les signes cabalistiques... Il se prête encore au jeu pour faire monter un semblant de pression, diffuse les fausses pistes et les indices trompeurs sur Internet, pose de dos sur une pochette baignée d’ombre, arborant, à même le blouson, un chiffre – 3121 –, comme une promesse cryptée.
Mais là aussi, le voici pris de vitesse. Une seule énigme nous occupe à la sortie de l’hiver : qui se cache derrière Crazy ? Qui est ce Gnarls Barkley dont personne n’a jamais entendu parler ? Sur le Web, on cite une lettre de lui, adressée au critique rock Lester Bangs, disparu depuis longtemps (« Tu es le meilleur. Tu es le pire. Tu es moyen... »). Il serait d’une autre époque, alors ? « Un complice d’écriture d’Isaac Hayes ou l’hôte secret des réunions clandestines du fameux gang rap Wu-Tang Clan » ? Les devinettes ont du charme. Le nom de Gnarls Barkley et ses petites légendes circulent, pendant des semaines, dans les chambres virtuelles de myspace.com.
Mais on ne fera pas l’injure à ces petits malins d’avancer qu’ils doivent leur triomphe à autre chose qu’à leur musique. Sur l’élan de Crazy, un album de Gnarls Barkley paraîtra dans les premiers jours de mai et c’est un petit chef-d’œuvre à ranger au côté des récents albums d’Outkast, de Common ou de Kanye West, une preuve de plus que la musique noire américaine est un incroyable vivier où tout semble toujours à réinventer.
L’album porte un nom intrigant (St Elsewhere) et s’ouvre dans un mouvement de pure jubilation sur une ambiance de salle obscure, le son d’un projecteur, les accents d’une fanfare folle, des vertiges de manège emballé comme dans une transe hitchcockienne et le chanteur comme un prédicateur exalté délivrant son message d’amour euphorique : « I’m free. » Du premier au dernier des quatorze morceaux souffle un vent de liberté et d’allégresse, les sautes de rythme épousent les changements de cap, le swing électronique se double d’une fibre blues, les envolées psychédéliques, d’une ferveur soul, la tension dramatique s’accompagne d’un humour grinçant. Les musiciens de Gnarls Barkley, qui ne manquent pas d’air, font écrire sur leur site officiel qu’on n’a pas vu ce genre « de courage dément depuis les jeunes années de Prince ». C’est presque vrai.
L’histoire devient passionnante quand on découvre, à la lumière du succès récent, que Gnarls Barkley est le nom de code d’un projet unique, l’union furtive de deux talents qui trouvent là plus de force qu’ils n’en ont jamais eu. Aux manettes, DangerMouse, une des « griffes » du moment, l’alchimiste sonore qui s’est fait connaître avec un projet un peu fou, l’hybridation de « l’album blanc » des Beatles et de « l’album noir » du rappeur Jay-Z. Cet ébouriffant montage, « l’album gris », fut interdit par la maison de disques des Beatles, mais la réputation était en marche. DangerMouse est, aujourd’hui, le sorcier sonore qui mène à la baguette Gorillaz, groupe virtuel le plus populaire du monde.
Son acolyte est un Noir du Sud tout en rondeurs, un certain Cee-Lo Green, qui donne à la saga Gnarls Barkley toute sa densité. Pour beaucoup, Cee-Lo est l’artiste le plus sous-estimé de la musique noire américaine. Il a enregistré quelques perles avec son groupe rap d’Atlanta, Goodie Mob, d’autres sous son propre nom. Des Neptunes à Ludacris, toute la scène black en vogue s’est invitée à ses côtés pour l’aider à récolter le succès qu’il mérite. En pure perte. Au sein du collectif hip-hop Dungeon Family, grande famille frondeuse d’Atlanta, Cee-Lo vivait dans l’ombre de son excentrique complice, Andre 3000, leader d’Outkast. Aujourd’hui, tous deux se retrouvent au firmament. Et comme Outkast publiera bientôt un film et un album très attendus, 2006 devrait être une de ces grandes années où la musique noire s’affranchit des recettes du business pour assumer entièrement l’héritage des libres-penseurs à la Prince (ou Sly Stone, Jimi Hendrix, Curtis Mayfield, Marvin Gaye…), retrouver le goût du risque et de l’excentricité, de la provocation et du délire, du mélange et de la perversion des genres.
Les chansons de Gnarls Barkley sont des confessions tourmentées où les sentiments se côtoient dans la plus grande confusion, les bouffées d’espoir, les fièvres mystiques et le ressassement tragique (« J’ai tout essayé sauf le suicide/Mais ça m’a traversé l’esprit/Juste une idée »). Fils de pasteur perturbé comme Marvin Gaye, ex-mauvais garçon sauvé par la musique (comme beaucoup), Cee-Lo est un parolier de talent qui invente, sur le vif, un genre de « psycho-soul » où affleurent tous les troubles de la jeunesse noire d’aujourd’hui. Ce qu’il chante avec une ardeur empruntée au gospel, son influence première, c’est la fêlure d’une communauté noire qui n’a jamais été aussi égarée, divisée, désespérée et, paradoxalement, dynamique, euphorique, radicale et engagée : « Je veux répandre l’optimisme et la foi par le biais de la musique, dit-il dans Dirty South, un ouvrage consacré à la scène du Sud.
Je crois vraiment qu’il y a un génocide industriel : une société capitaliste doit s’engraisser sur le dos de quelqu’un et on perpétue notre ignorance. Alors je veux me battre, chanter, danser ou mourir pour le changement ou l’élévation spirituelle. » Musicalement ou politiquement, il s’avance sur des terres peu fréquentées ces temps-ci : « Je peux aller jusqu’à dire que je suis un révolutionnaire ! »
St Elsewhere, de Gnarls Barkley,
1 CD Warner, ffff (ffff, c'est la côte maximum du journal)
3121, de Prince, 1 CD Motown/Universal, ff.
Laurent Rigoulet - Télérama.fr
Cee-Lo Green et DangerMouse, duo surdoué du mystérieux groupe Gnarls Barkley.
Le roi Prince déçoit, mais ses dauphins raniment la ferveur soul. Avec la même diablerie.
Poussée de fièvre, cet hiver, sur le front de la musique noire américaine. Prince, mauvais génie de Minneapolis, qui se griffait la peau d’un spectaculaire « Esclave ! » pour mettre en scène sa brouille avec l’industrie du disque, accepte de signer un nouveau contrat. Et pas n’importe lequel. Il rejoint Motown, le saint des saints de la soul, le label qui lança Marvin Gaye, Stevie Wonder, Smokey Robinson, les Jacksons, Diana Ross... On en frémit d’avance. L’union de deux symboles adulés, la fusion d’époques électriques et bouleversantes, la promesse de nouveaux émois sur un lit de braises encore chaudes.
Tout ça ne dure que le temps d’y penser : l’album de Prince n’offre aucune raison de s’affoler. Deux, trois morceaux funk bien troussés, des chansons calibrées, une folie en berne… Motown, qui tente depuis des décennies de redevenir « LE son de l’Amérique noire », court toujours après sa réputation. Et le grand frisson qui parcourait la musique américaine quand Prince était un Roi-Soleil aux inspirations kaléidoscopiques, d’autres le font passer à sa place.
La coïncidence est troublante : à l’heure même où sort l’album sur Motown, c’est la chanson d’héritiers flamboyants qui se propage à la vitesse de l’éclair, un tube magnifique, simplement baptisé Crazy, précipité soul et pop, noir et blanc, à la manière du princier When doves cry. Trois minutes d’un autre temps, parcourues de sons futuristes et d’échos troublants du passé, une voix aux accents dramatiques qui se perche haut, du côté d’Al Green et de Marvin Gaye, des paroles qui touchent au cœur d’un trouble existentiel où tout se confond et devient contagieux, l’amour comme la folie, la peur de l’échec comme les rêves de grandeur. Crazy est une grande chanson qui se double d’un joli mystère. On sait qu’elle s’est propulsée, via Internet, au sommet des hit-parades en Angleterre, on ne sait pas d’où elle vient.
Le mystère, justement, c’est la grande affaire de Prince depuis une éternité, les masques et les identités troublées, les paroles ésotériques, les signes cabalistiques... Il se prête encore au jeu pour faire monter un semblant de pression, diffuse les fausses pistes et les indices trompeurs sur Internet, pose de dos sur une pochette baignée d’ombre, arborant, à même le blouson, un chiffre – 3121 –, comme une promesse cryptée.
Mais là aussi, le voici pris de vitesse. Une seule énigme nous occupe à la sortie de l’hiver : qui se cache derrière Crazy ? Qui est ce Gnarls Barkley dont personne n’a jamais entendu parler ? Sur le Web, on cite une lettre de lui, adressée au critique rock Lester Bangs, disparu depuis longtemps (« Tu es le meilleur. Tu es le pire. Tu es moyen... »). Il serait d’une autre époque, alors ? « Un complice d’écriture d’Isaac Hayes ou l’hôte secret des réunions clandestines du fameux gang rap Wu-Tang Clan » ? Les devinettes ont du charme. Le nom de Gnarls Barkley et ses petites légendes circulent, pendant des semaines, dans les chambres virtuelles de myspace.com.
Mais on ne fera pas l’injure à ces petits malins d’avancer qu’ils doivent leur triomphe à autre chose qu’à leur musique. Sur l’élan de Crazy, un album de Gnarls Barkley paraîtra dans les premiers jours de mai et c’est un petit chef-d’œuvre à ranger au côté des récents albums d’Outkast, de Common ou de Kanye West, une preuve de plus que la musique noire américaine est un incroyable vivier où tout semble toujours à réinventer.
L’album porte un nom intrigant (St Elsewhere) et s’ouvre dans un mouvement de pure jubilation sur une ambiance de salle obscure, le son d’un projecteur, les accents d’une fanfare folle, des vertiges de manège emballé comme dans une transe hitchcockienne et le chanteur comme un prédicateur exalté délivrant son message d’amour euphorique : « I’m free. » Du premier au dernier des quatorze morceaux souffle un vent de liberté et d’allégresse, les sautes de rythme épousent les changements de cap, le swing électronique se double d’une fibre blues, les envolées psychédéliques, d’une ferveur soul, la tension dramatique s’accompagne d’un humour grinçant. Les musiciens de Gnarls Barkley, qui ne manquent pas d’air, font écrire sur leur site officiel qu’on n’a pas vu ce genre « de courage dément depuis les jeunes années de Prince ». C’est presque vrai.
L’histoire devient passionnante quand on découvre, à la lumière du succès récent, que Gnarls Barkley est le nom de code d’un projet unique, l’union furtive de deux talents qui trouvent là plus de force qu’ils n’en ont jamais eu. Aux manettes, DangerMouse, une des « griffes » du moment, l’alchimiste sonore qui s’est fait connaître avec un projet un peu fou, l’hybridation de « l’album blanc » des Beatles et de « l’album noir » du rappeur Jay-Z. Cet ébouriffant montage, « l’album gris », fut interdit par la maison de disques des Beatles, mais la réputation était en marche. DangerMouse est, aujourd’hui, le sorcier sonore qui mène à la baguette Gorillaz, groupe virtuel le plus populaire du monde.
Son acolyte est un Noir du Sud tout en rondeurs, un certain Cee-Lo Green, qui donne à la saga Gnarls Barkley toute sa densité. Pour beaucoup, Cee-Lo est l’artiste le plus sous-estimé de la musique noire américaine. Il a enregistré quelques perles avec son groupe rap d’Atlanta, Goodie Mob, d’autres sous son propre nom. Des Neptunes à Ludacris, toute la scène black en vogue s’est invitée à ses côtés pour l’aider à récolter le succès qu’il mérite. En pure perte. Au sein du collectif hip-hop Dungeon Family, grande famille frondeuse d’Atlanta, Cee-Lo vivait dans l’ombre de son excentrique complice, Andre 3000, leader d’Outkast. Aujourd’hui, tous deux se retrouvent au firmament. Et comme Outkast publiera bientôt un film et un album très attendus, 2006 devrait être une de ces grandes années où la musique noire s’affranchit des recettes du business pour assumer entièrement l’héritage des libres-penseurs à la Prince (ou Sly Stone, Jimi Hendrix, Curtis Mayfield, Marvin Gaye…), retrouver le goût du risque et de l’excentricité, de la provocation et du délire, du mélange et de la perversion des genres.
Les chansons de Gnarls Barkley sont des confessions tourmentées où les sentiments se côtoient dans la plus grande confusion, les bouffées d’espoir, les fièvres mystiques et le ressassement tragique (« J’ai tout essayé sauf le suicide/Mais ça m’a traversé l’esprit/Juste une idée »). Fils de pasteur perturbé comme Marvin Gaye, ex-mauvais garçon sauvé par la musique (comme beaucoup), Cee-Lo est un parolier de talent qui invente, sur le vif, un genre de « psycho-soul » où affleurent tous les troubles de la jeunesse noire d’aujourd’hui. Ce qu’il chante avec une ardeur empruntée au gospel, son influence première, c’est la fêlure d’une communauté noire qui n’a jamais été aussi égarée, divisée, désespérée et, paradoxalement, dynamique, euphorique, radicale et engagée : « Je veux répandre l’optimisme et la foi par le biais de la musique, dit-il dans Dirty South, un ouvrage consacré à la scène du Sud.
Je crois vraiment qu’il y a un génocide industriel : une société capitaliste doit s’engraisser sur le dos de quelqu’un et on perpétue notre ignorance. Alors je veux me battre, chanter, danser ou mourir pour le changement ou l’élévation spirituelle. » Musicalement ou politiquement, il s’avance sur des terres peu fréquentées ces temps-ci : « Je peux aller jusqu’à dire que je suis un révolutionnaire ! »
St Elsewhere, de Gnarls Barkley,
1 CD Warner, ffff (ffff, c'est la côte maximum du journal)
3121, de Prince, 1 CD Motown/Universal, ff.
Laurent Rigoulet - Télérama.fr